Dessange

Gnawa : Musique qui guérit l’âme du Maroc

Gnawa

Des Chaînes de l’Esclavage aux Chants de la Liberté : Une Origine Poignante

L’histoire des Gnawa est indissociable de la douleur de la traite transsaharienne. Leurs ancêtres étaient des esclaves, arrachés à leurs terres d’Afrique de l’Ouest – les actuels Mali, Sénégal ou Burkina Faso – et conduits à travers le désert pour servir au Maghreb. Le mot “Gnawa” lui-même viendrait du terme berbère “agnaw”, signifiant “muet”, car ces captifs ne parlaient pas les langues locales. Un nom qui porte en lui le silence forcé de l’exil.

Pour survivre spirituellement, ils ont opéré une incroyable synthèse culturelle. Leurs rituels animistes et leurs cultes de possession, menacés de disparition, se sont métamorphosés en s’imprégnant de l’islam soufi. Ce syncrétisme n’est pas une simple accommodation, mais une véritable création, un pont entre deux mondes pour préserver une identité et une mémoire dans un contexte d’oppression. La musique est ainsi devenue le véhicule de leur histoire, un chant de résilience qui raconte la souffrance, la captivité, mais aussi la quête de liberté.

L’Âme Sonore des Gnawa : Instruments et Rythmes Hypnotiques

La musique Gnawa est immédiatement reconnaissable grâce à sa trinité instrumentale unique, chaque instrument portant une charge symbolique puissante.

Le Guembri : La Voix des Ancêtres

Au centre de tout, il y a le guembri (aussi appelé hajhouj ou sintir). Ce luth-basse à trois cordes, fabriqué dans un tronc d’arbre évidé et recouvert d’une peau de dromadaire, produit un son grave et hypnotique. Il n’est pas seulement un instrument ; il est la voix du Maâlem, le maître musicien qui guide la cérémonie. Ses notes basses et bourdonnantes sont considérées comme le canal de communication avec les ancêtres et les esprits et sont au cœur du rituel.

Les Qraqeb : Le Battement des Chaînes Libérées

Le rythme est martelé par les qraqeb (ou karkabous), de grandes castagnettes métalliques tenues dans chaque main. Leur son sec et claquant évoque de manière poignante le bruit des chaînes et des fers que portaient les ancêtres esclaves. C’est un instrument de libération : le symbole de l’asservissement est transformé en un outil de transe, de danse et d’élévation spirituelle. Le cliquetis incessant des qraqeb crée une nappe rythmique complexe et entraînante, essentielle pour atteindre l’état de transe.

Le Tbel : Le Pouls de la Terre

Dans certaines formations, notamment lors des processions ou des performances plus profanes, on trouve le tbel, un grand tambour à double peau. Frappé avec des baguettes, il ajoute une profondeur rythmique et une puissance terrestre à l’ensemble, ancrant la musique dans une pulsation viscérale qui invite le corps à bouger.

La Lila de Derdeba : Plus qu’un Rituel, une Nuit de Transe et de Guérison

“Oubliez les concerts formatés… Au Maroc, la musique peut guérir, invoquer les esprits et vous plonger en transe.” – Les Petites Expériences, 2025

Le cœur de la pratique Gnawa est la Lila de Derdeba, une cérémonie nocturne de transe et de guérison qui peut durer jusqu’à l’aube. Ce n’est pas un spectacle, mais un rituel thérapeutique complexe. Guidée par le Maâlem et la Moqaddema (une voyante-thérapeute), la Lila vise à invoquer les mlouk (esprits) pour apaiser les maux de l’âme et du corps grâce à un code minutieusement établi. Les participants entrent en transe (jedba), un état de possession volontaire et cultivée (“adorcisme”) où le corps devient un lieu de dialogue avec le monde invisible.

L’Arc-en-ciel Spirituel : La Symbolique des Sept Couleurs

La Lila est structurée autour de sept familles de mlouk, chacune associée à une couleur, une musique, un rythme et un encens spécifiques. Ce panthéon chromatique est un véritable arc-en-ciel spirituel qui guide le voyage extatique. Le blanc pour les saints et la paix, le rouge pour le sang et la force, le noir pour les esprits de la terre, le bleu pour ceux du ciel et de l’eau… Durant la cérémonie, les danseurs se couvrent de voiles de la couleur correspondant à l’esprit invoqué, créant une expérience sensorielle et symbolique totale.

De l’Ombre à la Lumière : La Reconnaissance Mondiale

Pendant des décennies, la musique Gnawa a été marginalisée, considérée comme une pratique “populaire” ou “primitive” par l’élite culturelle marocaine, qui lui préférait la musique arabo-andalouse plus “raffinée”. Mais son pouvoir hypnotique a fini par traverser les frontières. Dans les années 60 et 70, des artistes occidentaux comme Jimi Hendrix, Robert Plant ou Randy Weston sont tombés sous son charme, ouvrant la voie à sa reconnaissance internationale.

Le tournant majeur fut la création du Festival Gnaoua et Musiques du Monde d’Essaouira en 1998. Cet événement annuel a offert une scène prestigieuse aux Maâlems, les invitant à fusionner leur art avec le jazz, le blues, le rock ou le reggae. Le festival est devenu un immense succès, attirant des centaines de milliers de personnes et transformant la perception de cette musique au Maroc et à l’étranger. La consécration ultime est arrivée en 2019, lorsque l’UNESCO a inscrit le Gnawa sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, reconnaissant officiellement sa valeur universelle.

Gnawa

Un Héritage Vivant

Aujourd’hui, la musique Gnawa est bien plus qu’un héritage du passé. C’est une culture vibrante, qui continue d’évoluer tout en restant fidèle à ses racines spirituelles. Des jeunes musiciens s’en emparent, des associations œuvrent à sa préservation, et des festivals la célèbrent. Écouter les Gnawa, c’est entendre les échos d’une histoire de douleur et de résilience, c’est sentir la puissance d’une musique qui a transformé les chaînes en un rythme de liberté, et c’est toucher du doigt un art qui, aujourd’hui comme hier, continue de soigner les âmes.

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